Battle d’auteurs : Bernard Friot et Insa Sané

Mon premier a l’élégance classique des enseignants de latin et de grec. Auteur des célèbres Histoires pressées, Bernard Friot est aussi traducteur d’ouvrages jeunesse allemands et italiens. Il explore les langues et vagabonde d’un genre littéraire à l’autre.
Mon second est slameur, comédien, scénariste. Insa Sané a grandi entre Dakar et Sarcelles, a forgé sa plume dans le bitume et aime balancer des phrases, calibrées comme un bon sample. Leur point commun ? Le goût des mots, du jeu, du rythme. Et des gamins qui poussent, comme ils peuvent. Loin des centres-villes.

Rencontre entre Bernard Friot, qui a signé récemment le recueil de poésies Attention, ça pourrait devenir intéressant… et Insa Sané, auteur de la série Cité Les Argonautes.


Vous avez des parcours différents, mais vous signez tous les deux des livres chez Milan. Comment se fait le choix d’un éditeur ?

Bernard Friot : Mes relations avec Milan se sont faites naturellement. Ce n’est qu’avec le temps que j’ai compris l’enjeu politique de signer dans une maison plutôt qu’une autre. Milan pratique des prix bas et ça me convient, car mes livres s’adressent à tout le monde et pas seulement à une élite chic et cultivée. Et puis le texte n’est pas le livre ! Avec mon éditeur, j’aime réfléchir au projet global, à la mise en page et à l’objet. Ce n’est pas une question d’esthétique, mais de repères que tu donnes à ton jeune lecteur. Dans Cité Les Argonautes, il y a des pauses graphiques, des étapes de lecture qui permettent au lecteur de reprendre son souffle. C’est aussi le parti pris des Histoires pressées ou d’Attention, ça pourrait devenir intéressant… Les illustrations de Bruno Douin apportent un aspect ludique qui démystifie le texte.


Insa Sané : Un premier livre, tu le portes comme un bébé, alors, forcément, pour moi, la relation avec l’éditeur est essentielle. Elle est basée sur la confiance et elle est forte comme celle qui relie un couple. Il faut pouvoir se faire confiance. J’ai besoin que mon éditeur accepte certaines errances de mon écriture, car, à partir de là, on trouve ensemble un nouveau cap. J’aime aussi être challengé et l’éditeur a le regard pour repérer les fragilités du texte, les passages où je ne me suis pas assez mouillé ou encore
les moments où je m’autocensure. Au départ, Milan m’a contacté pour traduire Long Way Down, une poésie-fiction d’un auteur américain. J’étais surpris, car je n’avais jamais fait de traduction. Mais comme j’écoute du rap, je connais la façon de vivre des rappeurs et l’argot new-yorkais. Quand tu traduis, tu es sur le territoire des autres.


Bernard Friot : J’ai aussi commencé les traductions en même temps que l’écriture. Et je suis d’accord, l’important est de connaître la culture souterraine de la langue. Quand je traduis, j’ai l’impression d’être derrière l’écrivain. Tout l’enjeu est de traduire une réalité avec les moyens d’une autre langue. Tu maltraites ta langue et tu la découvres aussi.


Pourquoi écrivez-vous pour les enfants ou les adolescents ?

Insa Sané : Quand j’ai quitté Dakar à l’âge de 6 ans et que je suis arrivé à Sarcelles, outre le choc de la neige et de la pluie, je me suis rendu compte que je n’existais nulle part. Les seules figures auxquelles je pouvais m’identifier étaient les esclaves ou la Noiraude, une vache bête qui passait à la télé à cette époque. C’était dingue ! Or, le plus humiliant, c’est la réalité qu’on ne voit pas, car on ne la montre pas. Ça ne concerne pas que les Noirs. Les Blancs des banlieues ou des campagnes sont aussi invisibles. Mes héros vivent dans une cité imaginaire mais ils ressemblent aux jeunes d’aujourd’hui : ils sont confrontés à l’alcoolisme, au chômage, à l’exil, au racisme. Moi, je veux donner des références à la jeunesse, écrire des récits courts, qui se lisent vite. Et aussi créer le manque entre les épisodes.

Insa Sane en public



Bernard Friot : Je n’avais pas l’ambition de devenir auteur. Mais en tant qu’enseignant, puis formateur d’enseignants, j’ai commencé à écrire des textes courts pour encourager des enfants qui avaient des difficultés de lecture. La question de la présentation est essentielle. Pour les gamins des milieux populaires, certains ouvrages jeunesse sont trop chics. Ils le perçoivent très bien et n’en veulent pas ! J’aime l’idée de faire de la poésie en bermuda pour la démystifier. Or, la littérature jeunesse est perçue comme un sous-genre littéraire, une littérature populaire. Mais c’est aussi une littérature altruiste. Contrairement aux adultes, les enfants ne choisissent pas un livre pour l’auteur mais pour l’histoire. Je pense qu’un auteur jeunesse a une responsabilité. Il est au service des jeunes lecteurs, de leurs parents et de leurs enseignants. La littérature pour la jeunesse est un outil de dialogue.



La littérature peut-elle changer le monde ? Spécialement quand on s’adresse à des jeunes, c’est-à-dire des êtres qui se cherchent, qui construisent leur personnalité ?

Insa Sané : Il y a des livres jeunesse qui secouent la langue française, qui obligent la France à se regarder dans le miroir. Un jeune mineur incarcéré avait organisé ma venue dans une maison d’arrêt. Il s’identifiait à un de mes personnages et il pensait, à l’instar de ce héros, qu’il allait mal finir. Or, à la différence d’un personnage de fiction, une personne réelle possède son libre arbitre. Elle peut inverser le cours des choses et écrire son destin autrement. En réalité, un auteur est là pour donner la quintessence de la vie réelle, pour exacerber ce qui existe déjà. Si l’auteur fait bien son travail, les lecteurs vont s’y reconnaître. Le livre, ça sert à se voir dedans. Mais chacun voit ce qu’il veut. Et ça, ça n’appartient pas à l’auteur.

Bernard Friot : Chaque livre élargit l’expérience du lecteur. Au-delà du propos, la forme narrative est primordiale. J’aime transmettre aux jeunes la diversité des codes littéraires. Ce sont des gammes dont on peut s’emparer pour écrire ses propres histoires. C’est bien de donner à lire, encore mieux de donner à écrire. Pour permettre à chacun de dire ce que lui seul peut dire.


Tous les deux, vous allez régulièrement dans les classes. Comment se déroulent les rencontres avec les jeunes ?

Insa Sané : Je demande toujours à l’enseignant de ne pas préparer ma venue. Je ne tiens pas un propos scolaire et je ne veux pas obliger les enfants à lire avant que je vienne. À Sarcelles, il y a 60 000 habitants et pas une seule librairie, alors, forcément, les jeunes sont intimidés, ils ne se sentent légitimes ni pour lire, ni pour écrire. Pourtant, ils sont friands de poésie. Ils écoutent du rap, du slam, téléchargent des tas de morceaux sur leur téléphone. Le problème, c’est qu’ils n’en ont pas conscience, car ça n’a rien à voir avec ce qu’ils font en classe. Je commence toujours par une lecture à voix haute. Je les fais rire, je brise la glace de cette façon et je crée une complicité.


Bernard Friot : Oui, c’est important de nouer une complicité. Mais « lire » et « écrire » sont des mots pièges. Certains enfants me disent qu’ils ne lisent pas mais qu’ils lisent des BD ! D’emblée, ça pose des discussions passionnantes et on en revient à la distinction entre la culture populaire et la culture élitiste. Moi, je leur pose d’emblée beaucoup de questions et je leur demande notamment qui écrit. En réalité, ils sont nombreux à faire leurs propres livres, chez eux, dans leur chambre, et de manière très créative. Plus tard, les grands ados se tournent vers la poésie quand ils vivent leurs premières expériences émotionnelles. Je m’amuse souvent de constater qu’ils peuvent faire leur coming out poétique en 5 minutes.
En classe, je leur demande d’apporter des livres. Une fois, un petit garçon est venu avec un catalogue de pêche. Il faisait le lien avec son père : c’était très émouvant ! Car lire, c’est lire ce qu’on veut. En liberté, et pas seulement des romans.